Un fait semble à priori bien établi, il y a plus de femmes végétariennes. Ruby et ses collègues ont recensé en 2012 douze études qui indiquent toutes cette tendance. Il est assez bien établi également que la consommation de viande est associée à la masculinité de manière transversale à différentes cultures. En dehors même du fait d’être végétarien ou non, les femmes consomment en moyenne moins de viande que les hommes. Une des explications majeures de ce phénomène serait liée à l’empathie. Les femmes seraient plus enclines à ressentir de l’empathie et à prendre la défense des animaux, et donc à réduire leur consommation de viande (Potts & White 2008). Un mécanisme biologique sous-jacent serait l’exposition différentielle à la testostérone, produit en plus grande quantité chez les mâles, qui inhiberait les capacités cognitives empathiques, et cela dès le plus jeune âge (van Honk et al. 2011). Cette différenciation hormonale entre les sexes semble, en moyenne, assez clairement favoriser les comportements agressifs et dominants pour les mâles et des comportements pro-sociaux pour les femmes (Harris et al. 1996).
Ainsi, pour des raisons biologiques fondamentales, sur lesquelles s’ajoutent bien sur des déterminants sociaux, les femmes seraient naturellement plus enclines à agir en faveur de régimes alimentaires prenant soin des animaux, végétarisme et véganisme dans des proportions similaires. J’avais personnellement intégré cette idée mais il semble qu’elle soit battue en brèche. Tout d’abord, par un sondage réalisé sur 1296 Suisses par SuisseVeg qui montre que si la Suisse compte environ 70% de femmes végétariennes par rapport aux hommes, le rapport s’inverse pour les véganes avec 60% de véganes hommes. En apprenant cela j’ai pris mon petit premier échantillon de recherche (20 personnes) sur les transition végétariennes en France et j’ai été étonné de retrouver les mêmes proportions: 80% de femmes végétariennes contre 20% d’hommes, mais 67% d’hommes véganes contre 33% de femmes véganes. Comment expliquer cette différence?
En explorant les différents récits de vie que j’ai été amené à écouter il semble se dégager un frein important à la transition vers le véganisme qui tient au regard des autres. Plus d’un tiers des personnes que j’ai interviewé mentionne la peur de déranger son partenaire, sa famille, ses amis, dans son travail, etc., mais aussi la crainte du jugement des autres et des injonctions à se justifier lors des repas ou lors d’autres évènements sociaux.
« moi vraiment ce serait, ce serait vraiment dur ouais, de me dire, pff, enfin vraiment en fait je pense que j’ai pas envie d’être celle qui dérange les gens, et t’es un petit peu celui-là quand tu fais les choses différentes, c’est à dire que voilà tu sors avec des potes : « ah bah je connais un resto qui est super sympa on y va là », si t’es végane tu va pas peut-être pouvoir manger grand chose ou des choses comme ça, ou alors justement tu vas te retrouver avec ton assiette de frites ou ta salade quoi et je pense que j’ai pas du tout envie d’être cette personne qui dérange (…) »
« Dans l’idéal j’aimerai devenir végane mais c’est simplement mon entourage, mon copain qui ne veut pas franchir cette étape, la société qui me freine. »
Avec ma mère on vivait toutes les deux, du coup, moi à l’époque, quand on a quatorze/quinze ans, moi je cuisinais pas. Je me laissais un peu porter par le rythme de la maison et du coup j’avais peur que ce soit une charge supplémentaire en fait. C’était vraiment ça qui me freinait, aussi bien chez mon père que je voyais tous les quinze jours. J’avais peur que ce soit une charge supplémentaire, qu’ils aient à cuisiner quelque chose d’autre pour moi, exprès pour moi. Parce que c’était donc entendu qu’eux ne mangeraient pas végétarien. Donc pour moi ça voulait dire obligatoirement se compliquer la vie, acheter des choses différentes, peut-être dépenser plus de sous aussi. Parce qu’on n’avait pas beaucoup de moyens, que ce soit mon père ou ma mère. Donc c’était plus un frein sur ces considérations.
L’empathie et la tendance pro-sociale dont sont plus dotées les femmes en moyenne semble jouer négativement dans la transition végane. Lorsqu’il s’agit de consommer de la viande, comme on a pu le voir rapidement plus haut, beaucoup de cultures considèrent comme relativement normal qu’une femme la désire moins. Par contre, arrêter de consommer tous les produits animaux représente aujourd’hui une mise à la marge relativement radicale qui ne s’inscrit plus dans aucune norme sociale. Ainsi, pour un individu avec une tendance pro-sociale marquée, prendre le risque de rompre ce lien avec son entourage, être soumis à la critique, à des injonctions de justifications est alors beaucoup plus difficile. Paradoxalement donc, il semble que si l’empathie semble jouer favorablement dans la considération des souffrances animales, cette même empathie semble jouer défavorablement à la décision de changer pour le véganisme par peur de perdre de précieux liens sociaux avec son entourage.
L’anxiété d’être rejeté si on ne se conforme pas socialement, couplé à la pression sociale, nécessite donc une forme d’engagement, un cout social plus élevée chez les femmes. Lorsque ce cout devient trop fort, la solution est donc de retrouver le confort de la conformation sociale:
On est plus capable de défendre ce que l’on est quand l’on se sent bien et, quand l’on ne se sent pas bien, on devient ce que les autres veulent que l’on soit
Ce phénomène est très intéressant à plus d’un titre. D’abord, il montre qu’un certain nombre de femmes aujourd’hui végétariennes pourraient facilement (re)devenir véganes si jamais ce régime alimentaire se normalisait dans les années à venir. Il n’est certainement pas impossible qu’au fur et à mesure d’une probable normalisation du véganisme, la proportion de femmes véganes devienne alors supérieure aux hommes, une fois que la pression sociale et les couts de la marginalisation sociale seront réduits. Il serait par exemple intéressant de réaliser un sondage sur la proportion de femmes et d’hommes véganes à Berlin, une des villes les plus ouvertes à ce régime en Europe. Si l’hypothèse proposée ici était valide, on y trouverait donc une plus faible proportion d’hommes véganes. Dans un autre registre, la proportion d’hommes et de femmes véganes dans une société pourrait également être un indicateur pour marquer le poids de la pression sociale au conformisme s’exerçant dans différentes sociétés. Dans ce sens également, il est probable que les proportions d’hommes véganes soient plus faibles dans les sociétés de type libéral (États-unis, Angleterre, Canada, Nouvelle-Zélande), plus indifférentes avec les choix individuels marginaux.
Références
- Harris, J. A., Rushton, J. P., Hampson, E., & Jackson, D. N. (1996). Salivary testosterone and self-report aggressive and pro-social personality characteristics in men and women. Aggressive Behavior, 22(5), 21‑331. https://doi.org/10.1002/(SICI)1098-2337(1996)22:5<321::AID-AB1>3.0.CO;2-M
- Potts, A., & White, M. (2008). New Zealand Vegetarians: At Odds with Their Nation. Society & Animals, 16(4), 336‑353. https://doi.org/10.1163/156853008X357667
- Ruby, M. B. (2012). Vegetarianism. A blossoming field of study. Appetite, 58(1), 141‑150. https://doi.org/10.1016/j.appet.2011.09.019
- van Honk, J., Schutter, D. J., Bos, P. A., Kruijt, A.-W., Lentjes, E. G., & Baron-Cohen, S. (2011). Testosterone administration impairs cognitive empathy in women depending on second-to-fourth digit ratio. Proceedings of the National Academy of Sciences. https://doi.org/10.1073/pnas.1011891108